"Très souvent, les traductions sont initiées par les traducteurs" - Retour sur le Paris Translators’ Program

Compte rendu

octobre 2025

Depuis 25 ans, France Livre (anciennement BIEF) s’engage dans le développement d’initiatives destinées aux traducteurs, dont l’importance pour la circulation des livres à l’international est bien connue. Parmi ces initiatives figure le programme Goldschmidt, qui célèbre cette année ses 25 ans. Fort de cette expérience, France Livre a lancé en 2023 le Paris Translators’ Program, un fellowship destiné à sept traducteurs européens spécialisés dans la traduction de littérature et de sciences humaines et sociales.



Giulia Ansaldo, Maria Enguix, Eugenia Grammatikopoulou, Kornélia Kiss, Léa Kovacs et Ina Dobreva


Lors de l’ouverture du programme au Centre national du livre, les échanges ont porté sur la rémunération, les statuts et les droits des traducteurs en Europe, ainsi que sur les défis actuels de la profession. Bien qu’en France la situation puisse sembler relativement favorable, avec 24 euros payés par feuillet contre 6 euros par exemple en Hongrie, elle reste préoccupante. Samuel Sfez, le nouveau président de l’Association des traducteurs littéraires (ATLF), explique que "les revenus moyens des traducteurs en France s’élèvent à 15 000 euros brut par an."



Samuel Sfez (ATLF) et Natacha Kubiak (CNL) 


Partout, la profession lutte contre la précarité et l’irrégularité des revenus. "En Croatie, le tarif par feuillet est inchangé depuis vingt ans, ne tenant pas compte de l’inflation ni de l’augmentation du niveau de vie, alors que les prix se rapprochent progressivement de ceux pratiqués en France. Les honoraires dépendent en grande partie des négociations avec les éditeurs et de la possibilité d’obtenir des aides étrangères", explique Léa Kovács, première participante croate du programme.


Les changements du métier liés à l'IA ont encore fait l'objet d'importantes discussions. Pour responsabiliser l’ensemble de la chaîne du livre, l’ATLF demande que tous les processus de traduction, à commencer par la fiche de lecture, soient réalisés par des humains. À l’image d’un syndicat, l’ATLF prépare un nouveau guide de bonnes pratiques en collaboration avec le SNE et la Fédération des éditeurs indépendants. De son côté, le CNL participera aux rencontres avec les différents acteurs pour élaborer ce nouveau code des usages, comme l’a expliqué Natacha Kubiak, responsable des aides à la traduction au CNL.


Pour soutenir leur recherche de nouveaux titres à traduire et renforcer leur rôle dans l’apport de projets, les participantes ont rencontré une trentaine de professionnels du livre français, à commencer par Stéphanie Chevrier, présidente de La Découverte, qui a présenté un état des lieux des sciences humaines et sociales (SHS) en France. Entre 2017 et 2023, les SHS en France ont connu un  "état de grâce". Cependant, nous sommes désormais revenus à la normale, avec un léger recul prévu pour 2024 selon le SNE qui annonce une baisse de 1,5 % en valeur.


Les tendances actuelles incluent des thèmes féministes et antiracistes qui touchent un public élargi. De nombreux ouvrages portent sur l’antisémitisme, la mémoire de l’esclavage et la Palestine. Stéphanie Chevrier souligne une forte polarisation du débat, marquée par les controverses politiques. "L’écologie n’est plus seulement une science, mais un combat qui engendre une production militante souvent issue des universités, obligeant toutes les disciplines des SHS à se reconfigurer." Parallèlement, les disciplines classiques comme l’économie, la philosophie et l’histoire perdurent, mais se réinventent avec de nouveaux formats et écritures, à l’image de Mona Chollet, qui aborde les questions féministes à travers un corpus académique tout en s’inspirant de la littérature, du cinéma et des arts. 



Journée professionnelle au CNL


Le marché de la littérature en France a été présenté par Marie Desmeures, ancienne éditrice entre autres de Kamel Daoud chez Actes Sud qui a récemment pris la direction éditoriale de Notabilia. "L’édition littéraire reflète bien nos sociétés : il n’y a plus de classes moyennes, mais seulement des bestsellers et les autres livres, avec 6 000 à 8 000 exemplaires vendus pour les publications intermédiaires", ironise-t-elle. Cependant, la littérature se porte bien en France, seul segment éditorial en croissance. "Nous observons un intérêt croissant pour les romances, les polars et les ouvrages feel good, légitimant ces auteurs capables d’attirer un large public." Les tendances littéraires actuelles montrent un fort intérêt pour les premiers romans, les auteurs francophones, notamment d’Haïti et du Québec, ainsi que pour les romans féministes. La poésie se mêle également au roman et des fictions écologiques émergent pour sensibiliser les lecteurs à ces questions. 



Chez Grasset avec Heidi Warneke, directrice des cessions de droits


Les participantes ont ensuite été chaleureusement accueillies dans plusieurs maisons d’édition françaises, souvent en présence des éditeurs de littérature française et étrangère, des éditeurs de SHS, ainsi que des directrices et responsables des droits, tous très ouverts à ces rencontres : Gallimard, Grasset, Lattès, Flammarion, ainsi que l’éditeur indépendant Aux Forges de Vulcain.


C’était l’occasion de présenter les maisons d’édition, ainsi que les titres pas encore traduits et susceptibles d’intéresser les participantes. Des propositions ont été faites dans l’autre sens également, avec des suggestions de la part des traductrices pour des titres de leur pays d’origine à traduire en français. Des questions plus générales ont été abordées concernant les marchés et les manières de travailler avec les éditeurs dans les différents pays. "Je propose beaucoup de livres à mes éditeurs. Cependant, en Grèce, les tirages ont beaucoup diminué.  Maintenant c’est autour de 1 000, et pour les petites maisons, 500 exemplaires est un bon tirage. Lorsque vous vendez des droits à des éditeurs grecs, il faut baisser les prix, sinon ils ne pourront pas suivre", explique Eugenia Grammatikopoulou, participante grecque du Paris Translators’ Program.



Eugenia Grammatikopoulou (Grèce) en échange avec des lycéennes au festival VO-VF

Comme les années précédentes ce programme s’est conclu au festival VO-VF, lors du désormais incontournable Trad’dating, où les participantes ont présenté leur métier au grand public. Une belle démonstration, une fois de plus, du rôle essentiel des traducteurs dans le rayonnement international de la création littéraire et intellectuelle française.



Katja PETROVIC





Parole des professionnels


David Meulemans, fondateur des éditions Aux Forges de Vulcain

 

David Meulemans


France Livre : Vous avez rencontré les traductrices européennes chez France Livre. Comment s’est passé cet échange pour vous ?


David Meulemans : "L’échange a été très cordial. J’ai exposé le rôle de l’édition indépendante, nos liens avec l’international, ainsi que quelques titres prêts à être traduits. Les questions des participantes étaient très précises sur le marché du livre français et certains usages techniques. Cela m’a rappelé que les marchés européens sont très différents les uns des autres. Cette rencontre apporte de la perspective, à la fois une connaissance de l’étranger et une réflexion sur nos propres usages."


France Livre : Pourquoi est-il important d’échanger avec les traducteurs ? Avez-vous d’autres occasions de le faire ?


David Meulemans : "Très souvent, les traductions se font parce que les traducteurs en sont à l’initiative. Les éditeurs étrangers sont comme les éditeurs français, dès qu’ils font confiance à un traducteur, ils l’écoutent et sont attentifs à ses suggestions. Nous n’avons pas assez l’occasion de parler avec les traducteurs ; le plus souvent, nous rencontrons uniquement les éditeurs étrangers. J’ai également abordé la place de l’imaginaire en librairie en France, un sujet peu connu par les participantes de ce programme, qui ne mesuraient pas qu’en Europe, c’est le seul segment de la littérature en progression. Je pense que cela a été utile pour elles."


France Livre : Allez-vous rester en contact avec ce groupe pour les informer de vos nouveautés, catalogues et actualités ?


David Meulemans : "Oui, bien sûr. Elles m’ont demandé des informations sur divers livres et, au-delà, je compte bien les informer deux fois par an de notre travail. L’édition, c’est un travail de très long terme."



María Enguix, traductrice du français, du catalan, du grec et de l'anglais vers l'espagnol


Maria Enguix


France Livre : Qu’est-ce que ce programme vous a apporté ? Pourquoi ce genre d’échange est-il important pour les traductrices et traducteurs ?


María Enguix : "Le Paris Translators’ Program m’a permis de découvrir plusieurs maisons d’édition de l’intérieur : leurs locaux, leurs équipes et leur mode de fonctionnement. Cet échange est crucial pour nous, car il nous offre la possibilité de découvrir directement les catalogues des maisons d’édition. Parcourir le site web d’une maison n’est pas comparable à la rencontre en personne d’éditeurs et éditrices des différentes collections, qui partagent avec enthousiasme leurs priorités et leurs lignes éditoriales. En outre, il est tout aussi important pour les éditeurs de rencontrer des traducteurs étrangers, car ce sont eux qui, dans leurs pays respectifs, donneront vie et voix aux livres à traduire."


France Livre : Qu’avez-vous appris sur le marché du livre français ?

 

María Enguix : "Ce programme a été ma première occasion d’explorer le marché du livre français. Mes collègues français m’avaient informée sur le fonctionnement de la chaîne du livre en France, et même si celle-ci ne diffère pas beaucoup de celle de mon pays, certaines distinctions existent. J’ai eu l’impression que les traducteurs et traductrices sont plus valorisés et respectés en France, tout comme c’est le cas pour d’autres acteurs culturels."


France Livre : Comment avez-vous vécu les rencontres avec les éditeurs et éditrices français ?


María Enguix : "Elles ont été très enrichissantes. Les éditeurs et éditrices se sont montrés réellement intéressés à engager la conversation avec nous et à apprendre eux-mêmes de nouveaux aspects des marchés éditoriaux de nos différents pays. Je pense que ces rencontres sont essentielles pour que les différents acteurs de la chaîne du livre puissent établir des relations personnelles, au-delà des foires du livre où les échanges sont souvent plus professionnels qu’humains."


France Livre : Y a-t-il ici des mesures ou des bonnes pratiques qui pourraient être appliquées dans vos pays ?


María Enguix : "D’après ce que j’ai appris, un acteur économique et culturel aussi important que le CNL n’existe pas dans les autres pays européens (hormis peut-être aux Pays-Bas). Cela pourrait constituer un exemple à suivre et un objectif à atteindre pour obtenir des tarifs plus décents pour les traducteurs et les auteurs, tout en veillant au respect des bonnes pratiques éditoriales. Le président de l’ATLF, Samuel Sfez, et le directeur de l’École de traduction littéraire, Olivier Mannoni, nous ont tous deux informées des efforts déployés en faveur de la défense de nos droits et de l’amélioration des revenus. Certaines de ces bonnes pratiques sont déjà mises en œuvre en Espagne, où des associations littéraires telles qu’ACE Traductores suivent l’exemple français et s’engagent contre l’utilisation de l’IA par les employeurs, ainsi que contre la précarisation du métier que cela entraîne."


France Livre : Avez-vous découvert des livres en particulier qui vous intéressent pour une traduction ?


María Enguix : "Oui, bien sûr ! J’ai découvert plusieurs livres qui pourraient convenir à certaines des maisons avec lesquelles je collabore, tant généralistes qu’indépendantes, et j’ai déjà formulé plusieurs propositions à cet égard."



Propos recueillis par Katja PETROVIC