Le Maroc, invité d’honneur au Festival du livre de Paris
À l’occasion de l’invitation d’honneur du Maroc au Festival du livre, le BIEF a organisé un programme professionnel destiné aux éditeurs marocains et français qui a aussi attiré chercheurs, journalistes et le public du festival. Trois éditeurs marocains, Jad Hoballah, Ghizlaine Chraïbi et Yacine Retnani, ont d’abord partagé leur vision sur les enjeux et tendances de leur marché. Leurs approches, très différentes, ont révélé un paysage éditorial complexe, façonné par la pluralité linguistique, les évolutions sociétales et les défis logistiques.
Jad Hoballah, à la tête des Éditions Afrique Orient, a ouvert la discussion avec quelques éléments de contexte sur l’état du secteur, basés notamment sur son expérience en l’absence de chiffres officiels. Il a brossé un portrait réaliste d’un marché actif mais où le nombre de lecteurs (environ 250 000) et de librairies reste limité (80 au niveau national) et les structures de distribution encore fragiles. Le choix de nombreux éditeurs marocains d’imprimer à la demande et d’assurer en interne la diffusion de leurs titres prend tout son sens.
Laurence Risson (BIEF), Jad Hoballah (Afrique Orient), Yacine Rentani (La Croisée des Chemins) réunis au Festival du livre de Paris
Ghizlaine Chraïbi, fondatrice des Éditions Onze à Casablanca, a représenté quant à elle une nouvelle génération d’éditrices marocaines. Membre du Collectif de la Nouvelle Édition Marocaine, elle défend une ligne résolument engagée, féministe, et francophone. Pour elle, la langue d’édition est un choix profondément politique, une manière de s’ouvrir sur l’extérieur, de refuser les stéréotypes et de créer des passerelles avec d’autres cultures.
Le Maroc c’est bien plus qu’un chameau, une tente et le couscous.
"La question qui se pose pour moi est : doit-on faire comme d'habitude en publiant un livre sur un enfant avec sa grand-mère qui fait son pain dans son four traditionnel ou bien est-ce qu’on montre un petit Marocain qui part aux États-Unis à la rencontre d’autres enfants du monde entier ? Pour moi la réponse est claire. J'ai besoin de mettre en avant que le Maroc c’est bien plus qu’un chameau, une tente et le couscous."
Yacine Retnani, qui dirige La Croisée des Chemins, voit dans son pays un point de jonction entre l’Afrique, l’Europe et la francophonie. Il rappelle aussi que l’édition y évolue dans un climat encore proche de celui de la France d’il y a quelques décennies, mais avec un fort potentiel de renouveau, notamment chez les jeunes éditeurs.
Tous trois ont souligné l'essor de la vente en ligne, qui pallie en partie les failles d’un réseau de librairies réduit. Des solutions comme Shopify, Instagram ou même Glovo – équivalent marocain de Deliveroo – permettent d’acheter un livre comme on commanderait un repas. Le livre s’invite aussi dans les grandes surfaces, preuve que la culture du livre gagne progressivement l’espace public.
Derrière chaque maison, il y a une voix, une conviction, une trajectoire. Et c’est précisément cette richesse humaine qui rend l’édition marocaine si intéressante et variée.
La question linguistique a occupé une large part des échanges. L’arabe reste la langue dominante de publication, tandis que le français conserve une place importante. L’anglais s’impose de plus en plus, notamment dans les ventes en ligne, et beaucoup d'éditeurs commencent à publier dans cette langue. L’amazighe, encore très minoritaire (1,5 % des publications se fait dans cette langue), fait l’objet d’efforts de structuration, avec la volonté de passer de l’oralité à l’écrit.
Le débat s’est conclu sur le constat partagé que la diversité de l’édition marocaine est avant tout portée par les personnes qui la font. "Derrière chaque maison, il y a une voix, une conviction, une trajectoire. Et c’est précisément cette richesse humaine qui rend l’édition marocaine si intéressante et variée", explique encore Yacine Retnani.
État des lieux sur les échanges franco-marocaines
Une deuxième table ronde a réuni Gaëlle Bidan, directrice générale des éditions de l'Atelier, Layla Chaouni, fondatrice des éditions Le Fennec, et Solène Chabanais, présidente de la commission internationale du SNE et directrice des droits étrangers d'Albin Michel. Elles ont communiqué sur les partenariats éditoriaux et les échanges entre les professionnels français et marocains qui s’inscrivent dans une histoire riche, marquée par des échanges culturels constants.
Selon les chiffres du SNE, en 2023, 215 contrats de cession de droits de traduction du français vers l’arabe - dont 9 avec des maisons d’édition marocaines - ont été conclus, ce qui représente un chiffre en progression par rapport à l’année précédente. À ce chiffre s’ajoute celui des cessions du français vers le français, soit 205 contrats conclus en 2023, dont 52 avec des maisons d’édition marocaines.
"Dans le cadre de la commission internationale du SNE, nous avons pris soin ces dernières années d’accompagner le mieux possible les chargés de droits français dans leurs échanges avec les éditeurs des mondes arabes. Les Instituts français implantés dans les différents pays arabophones sont aussi des relais importants pour les éditeurs français. On pense au programme Livres des deux rives porté par Géraldine Prévot à l’Institut français", précise Solène Chabanais.
Un roman dont Albin Michel a cédé les doits aux éditions du Fennec récemment
Cependant, malgré des coopérations actives - coéditions, cessions des droits, invitations aux salons, aides institutionnelles-, les rapports entre éditeurs français et marocains restent déséquilibrés, souvent "à sens unique", déplore Layla Chaouni : "À titre d’exemple, entre 2020 et 2025, les Éditions Le Fennec ont publié 145 titres dont 36 en arabe, nous avons acquis 35 cessions de droits depuis la France, réalisé 6 traductions vers l’arabe et cédé les droits d'un seul livre vers la France. Cela illustre une logique encore verticale, où les éditeurs du Sud sont principalement en position d’acheteurs ou de demandeurs."
Pour renforcer la visibilité et la circulation des œuvres marocaines, la création d’une plateforme numérique francophone est évoquée. Elle servirait de vitrine, faciliterait l’accès aux lecteurs et contournerait les problèmes logistiques. Les partenaires français seraient attendus non seulement pour un appui financier, mais aussi pour leur confiance, la reconnaissance de l’expertise éditoriale du Sud, et un engagement dans une coconstruction. L’objectif n’étant pas simplement de faire connaître les auteurs du Sud, mais de "créer ensemble de nouveaux modèles éditoriaux, dans un esprit de réciprocité, d’ouverture et de partage", conclut l’éditrice marocaine.
Katja PETROVIC
Paroles d'éditeurs
Jad Hoballah, directeur des éditions Afrique Orient
Jad Hoballah a participé aux rencontres franco-marocaines afin de développer son catalogue jeunesse en collaboration avec des éditeurs français. Il est également intervenu lors des tables rondes du festival.
Jad Hoballah
"Parler des enjeux et des tendances de l'édition marocaine nous a permis de poser le décor, d’évoquer les chiffres et de comparer notre marché du livre avec celui de la France. Ces échanges ont été très intéressants et fructueux. J'ai rencontré beaucoup de monde, cela ouvre des portes et crée des liens. J’ai repris Afrique Orient en 2012 et je souhaite aujourd’hui me tourner davantage vers l’international. Je voudrais avant tout développer mon catalogue jeunesse, avec au moins 15 à 20 nouveautés par an. Je voudrais faire davantage de la traduction du français vers l’arabe, ou des cessions de droits du français vers le français dans ce domaine.
Mais j’ai également rencontré des éditeurs de non-fiction à Paris. Nous traduisons déjà beaucoup d’études scientifiques, d’essais et d’ouvrages de philosophie. Pour les sélectionner, j’envoie les catalogues à des traducteurs qui connaissent mieux le marché que moi et je les laisse choisir. Ensuite, il faut trouver de nouveaux traducteurs. Ce n’est pas facile, car je ne veux pas vendre les livres trop cher. C’est pourquoi je refuse de payer plus de 3 000 euros pour une traduction. Je ne peux pas me permettre de rémunérer au feuillet si je veux proposer un prix raisonnable aux lecteurs marocains.
Pour l’instant, je ne travaille pas encore avec l’IA, en tout cas pas pour la traduction. Mais je sais que cela fait débat en France, et qu’il faut des lois pour protéger les droits d’auteur. Ce n’est pas encore le cas au Maroc, mais comme la majorité de nos contrats sont calqués sur les contrats français, la question va vite se poser chez nous aussi."
Yacine Retnani, directeur de La Croisée des Chemins
Yacine Retnani est un "amoureux de la France" et un fervent défenseur de la francophonie. Après avoir travaillé dans l’édition et la diffusion en France, il a repris la direction de La Croisée des Chemins, créée par son père il y a 40 ans à Casablanca.
Yacine Retnani
"Après le bac, je suis venu en France pour faire des études dans les métiers du livre. Parfois, je plaisantais en disant que je vivais sous une tente et que j’allais à l'école à dos de chameau. C’était il y a 20 ans… Aujourd'hui, il y a moins de clichés. La preuve, c’est ce festival ! Je sens vraiment que la France a compris qu'elle avait tout intérêt à défendre la francophonie.
Cela fait plus de 40 ans que l’édition marocaine existe. Elle est restée jeune, mais aujourd’hui elle est mûre et prête à avancer. Il y a une nouvelle génération, une ouverture d’esprit, des choix audacieux et une belle diversité. En tant que libraire et repreneur de la plus grande maison d’édition marocaine, je continue à réfléchir à la façon de donner envie aux Français et aux Marocains de France de lire des auteurs marocains. Mais aussi à faire lire, aux Marocains du Maroc, les Marocains de France.
L’Afrique, c’est mon dada, et je voudrais faire connaître des talents africains au Maroc. Le monde du livre, c’est une grande famille : mon père est connu en France, en Afrique, un peu partout. Et au final, nous ne sommes pas si nombreux ; nous avons tout intérêt à nous connaître, à nous rencontrer pour parler de coédition et de cessions de droits. C’est ainsi que nous pourrons construire ensemble le monde de l’édition francophone que nous souhaitons."
Barbara Edun, responsable des droits aux éditions du Seuil
Dans le cadre du Festival du livre, Barbara Edun a participé à des rendez-vous B to B avec des éditeurs marocains pour discuter de possibles traductions et coéditions dans les domaines de la littérature et des sciences humaines et sociales.
Barbara Edun
"Le Seuil ne travaille pas beaucoup avec les éditeurs marocains. Pour la langue arabe, nous sommes surtout en contact avec les éditeurs libanais, et désormais aussi avec ceux du Golfe. C’est vrai qu’avec les éditeurs du Maghreb, c’est plus compliqué, car ils disposent de moyens financiers plus limités.
Mais en raison des récents conflits, il y a eu moins d’achats de droits vers la langue arabe, de manière générale. Lors de ces rencontres, j’ai eu cinq rendez-vous, notamment avec des éditeurs que je connaissais déjà, comme La Croisée des Chemins ou Afrique Orient, avec qui nous avons conclu quelques contrats en sciences humaines pour des ouvrages de référence, comme La Méthode d’Edgar Morin. Ce sont des textes classiques de notre backlist.
J’ai également découvert les éditions Nouiga, basées à Rabat. Nous avons beaucoup échangé autour de Rachid Benzine, dont nous avons publié quasiment tous les livres. L’éditeur le connaît personnellement et souhaite acquérir les droits d’un de ses ouvrages uniquement pour le Maroc. On verra si cela aboutit, mais je pense que l’auteur serait très content."
Propos recueillis par Katja PETROVIC