Retour sur le Fellowship destiné aux éditeurs du monde arabe

Compte rendu

mars 2025

Depuis plusieurs années, le BIEF œuvre à tisser des relations durables avec les éditeurs des différents pays du monde arabe. Un peu avant 2010, l'Abu Dhabi International Book Fair a tenté de s’imposer comme une plateforme incontournable pour l’édition internationale, suscitant l’intérêt des éditeurs étrangers, dont français. Toutefois les échanges se sont révélés moins fluides qu’espérés : "Les marchés arabes, bien que résistants, restent fragiles et dépendent largement des aides extérieures, ce qui peut limiter la capacité d’action des éditeurs", constate Laurence Risson, responsable du programme au BIEF.


Les différences culturelles et les méthodes de travail, en partie liées à une structuration différente des marchés, constituent également un frein : le manque de distribution à l’export oblige les éditeurs arabophones à sillonner la zone linguistique pour participer aux salons et vendre leurs publications et sont en déplacement une grande partie de l’année, loin de leur quotidien et de leur confort de travail, un contact régulier par mail n’est donc pas toujours facile. En outre, l’offre francophone en France, nourrie par des auteurs d’origine arabe publiant directement dans l’Hexagone, peut limiter la demande de traductions depuis l’arabe.



Les éditeurs du monde arabe accompagnés de l'équipe du BIEF
(Laurence Risson, Alicia Hett et Pierre Myszkowski) © Laetitia d'Aboville

 

Pour toutes ces raisons, de nombreux éditeurs français ont progressivement délaissé les salons du monde arabe. Le BIEF a alors choisi de se rendre au Salon du livre de Sharjah – un événement clé pour la région, qui, à force d’invitation d’éditeurs du monde entier à ses journées professionnelles, est devenu le salon des droits pour la langue arabe. Afin d’identifier les professionnels arabophones ouverts à la collaboration avec les éditeurs français, et de les inviter à Paris pour maintenir un lien actif au niveau des échanges éditoriaux, le BIEF y est allé à plusieurs reprises, a créé des liens avec les organisateurs et soutenu les éditeurs français désireux d’y être invités.


Venir à Paris, renouer avec la pensée et la culture littéraire française, cela crée des liens, cela peut même pacifier certaines tensions et donner envie aux participants de renouer avec la francophilie.



Un réseau en construction


Depuis 2018, le Fellowship s’inscrit dans cette dynamique de rapprochement. "Avec ce programme, nous ne pouvons pas être dans une logique de performance, mais dans la pérennité ", explique Laurence Risson. L’édition 2025 marque la deuxième collaboration avec l’Institut français, qui l’intègre dans son programme Livres des deux rives, visant à rapprocher les secteurs du livre en Méditerranée et à soutenir les flux de traduction entre les langues arabe et française.



Table ronde sur les littératures de l’imaginaire en France et dans les pays arabes


Le Fellowship de cette année démontre que ces efforts communs portent leurs fruits : "En 2018, nous avons commencé les contours d’un puzzle, aujourd’hui, nous posons des pièces plus au centre", observe Laurence Risson. Autre constat : les éditeurs arabophones ne viennent plus seulement en France pour acheter des droits, mais aussi pour vendre leurs propres ouvrages. Pour faciliter ces échanges, des rendez-vous B to B ont été organisés à l’Institut français dans le cadre du programme.


La présence d’éditeurs arabes, également auteurs et traducteurs, qui connaissent déjà bien les catalogues des éditeurs français, a facilité les discussions. Les rencontres avec les traducteurs de l’INALCO et des participants du Fellowship franco-algérien, que le BIEF a organisé en parallèle, ont aussi renforcé les liens : "Travailler un volet traduction est une très bonne idée à poursuivre dans les années à venir", estime Laurence Risson. Ce programme, qui rassemble des éditeurs de six pays arabes (Algérie, Égypte, Irak, Liban, Maroc, Tunisie), favorise également les collaborations intrarégionales et contribue à créer des ponts entre le Maghreb, le Machrek et le Golfe (ce dernier étant actuellement la locomotive).



Rendez-vous BtoB à l'Institut français © Laetitia d'Aboville


Un levier pour la francophonie


Outre les enjeux professionnels, le Fellowship joue un rôle dans le dialogue culturel. "Venir à Paris, renouer avec la pensée et la culture littéraire française, cela crée des liens, cela peut même pacifier certaines tensions et donner envie aux participants de renouer avec la francophilie voire la francophonie", souligne Laurence Risson – ce qui est d’autant plus important que dans de nombreuses régions du monde la langue française recule.


Le BIEF entend donc poursuivre ce travail en continuant à soutenir les mises en relation entre éditeurs et pourquoi pas encourager une rencontre entre éditeurs arabophones et français à un événement international du livre. La prochaine édition de ce Fellowship est prévue pour 2026.



Katja PETROVIC, Laurence RISSON




Paroles d'éditeurs 


Égypte – Ayman Howera 


En 2017, Ayman Howera et sa femme ont cofondé les éditions Kotopia en Égypte. Basée en Alexandrie, la maison publie en arabe et compte plus de 300 titres dans divers domaines. Depuis 2019, la maison s’est ouverte à la traduction : 30 livres ont été traduits à partir de huit langues, dont le français. Récemment, Kotopia a ouvert une succursale en Australie.



Ayman Howera et Noha Oda 


"Nous participons à ce Fellowship pour mieux cerner les intérêts des lecteurs français et proposer des traductions de l'arabe vers le français. Nous avons déjà vendu les droits pour un de nos romans historiques, c’était un premier pas. Nous prévoyons d'en vendre non seulement en littérature mais aussi en développement personnel et d'autres secteurs. À l’INALCO nous avons découvert de très belles initiatives de traduction de l’arabe vers le français, cela nous a beaucoup plu. Cependant, il faut aller plus loin et renforcer l’intégration et la coopération pour accompagner ces initiatives et proposer des titres adaptés à la traduction. L’approche est excellente et l’initiative est très prometteuse mais il est essentiel de dialoguer davantage. De nombreux livres sont traduits de l’arabe vers le français en France, mais sont-ils bien choisis ? Trouveront-ils leur public ? Ce sont des questions auxquelles nous devons réfléchir ensemble, en collaborant davantage avec les éditeurs français. Nous sommes convaincus que si nous maintenons une communication régulière, nous pourrons faire un bien meilleur travail.


Idem dans l’autre sens bien sûr ! Pour l’instant nous avons publié deux traductions du français : La Panthère des neiges de Sylvain Tesson et Le Mystère Henri Pick de David Foenkinos. Grâce au programme, nous avons discuté de plusieurs titres, tant en fiction qu’en non-fiction, et nous prévoyons d’en publier un bon nombre. L’un d’eux est un ouvrage historique sur la Seconde Guerre mondiale. Un autre titre est un livre de psychologie à la frontière du développement personnel – un genre qui marche très fort chez nous. Nous avons de très bons traducteurs du français vers l’arabe. Pour l’arabe vers le français, nous sommes certains qu’il en existe, mais nous ne travaillons pas encore beaucoup avec eux. Toutefois, grâce à ce programme nous avons été mis en contact avec de nombreux traducteurs traduisant dans les deux sens ce qui nous sera très utile à l’avenir."



Irak/Liban - Mohamed Hadi


Libanais d'origine irakienne, Mohamed Hadi est le fondateur et propriétaire des éditions Dar al-Rafidain, basées à Beyrouth et Bagdad. Déjà implanté dans ces deux pays, ce Fellowship lui a donné l’envie d’ouvrir également une succursale à Paris.



Mohamed Hadi


"Nous avons commencé notre activité au Liban en 2004, puis, en 2010, nous avons ouvert notre première succursale en Irak. Il existe certains points communs entre ces deux marchés, mais dans l’ensemble, ils restent différents. Certains types de livres, comme les romans, les ouvrages académiques ou encore les livres historiques sur la région, trouvent leurs lecteurs dans l’ensemble du monde arabe. En revanche, certains poètes ou romanciers, qu’ils soient libanais ou irakiens, restent encore peu connus en dehors de leur propre région. Une autre différence concerne la langue de lecture : en Irak, il y a très peu de lecteurs en français. Seuls les spécialistes et ceux qui ont étudié la langue lisent en français. Cependant, l’Institut français y accomplit un travail remarquable. Au Liban, en revanche, l’influence française ne se limite pas aux livres, elle s’étend au mode de vie. Le pays est profondément imprégné de culture française, ce qui représente un atout pour nous, même si nous publions essentiellement en arabe.


Au cours des trois dernières années, nous avons publié environ 35 livres traduits du français, notamment en collaboration avec les éditions Dunod, sur des dictionnaires spécialisés. Jusqu’à présent, nous avons édité huit dictionnaires, dont un de philosophie, un de linguistique et un de politique. Ces ouvrages ont rencontré un grand succès dans le monde arabe, ce qui nous encourage à poursuivre dans cette voie et à explorer des projets similaires, notamment dans les domaines de la sociologie, de la philosophie et de la psychologie, qui sont mes trois principaux centres d’intérêt. Gustave Le Bon est l’un des auteurs français les plus populaires dans le monde arabe. Ces cinq dernières années, nous avons traduit environ sept de ses ouvrages. Comme il s’agit de classiques appartenant au domaine public, nous n’avons pas eu besoin d’acheter les droits. Désormais, je cherche à traduire des titres plus récents.


Avant de venir à Paris, j’ai pris le temps de me renseigner sur les tendances et les auteurs les plus populaires du marché français. C’est ma deuxième visite dans la capitale, et j’aimerais y revenir chaque année. Mon objectif est de renforcer notre présence sur le marché français et de développer de nouvelles collaborations avec nos collègues éditeurs. À l’avenir, j’envisage même d’ouvrir une succursale de Dar al-Rafidain à Paris. Il existe une importante communauté arabe ici, mais aucune librairie ne propose une offre complète de livres en arabe. Il y a donc un réel manque à combler. Ce n’est encore qu’une idée, mais j’y réfléchis sérieusement. Cette librairie proposerait des ouvrages en arabe ainsi qu’en français, mais toujours en lien avec le monde arabe. C’est un projet que je continue à étudier."


 

Tunisie – Walid Soliman

 

Walid Soliman est éditeur, auteur et traducteur. En 2008, il a fondé les éditions Walidoff à Tunis, une maison indépendante qui œuvre à la promotion d’auteurs de renommée internationale traduits en arabe, sans négliger la littérature tunisienne et arabe et les sciences humaines et sociales.



Walid Soliman

 

 "Nous publions en arabe et en français, mais également en anglais. Avec l’arabe, le français reste une langue importante dans l’édition en Tunisie mais il est vrai qu’on constate une diminution de son nombre de lecteurs. Malheureusement, pour diverses raisons les nouvelles générations préfèrent l’anglais - c’est un phénomène qui existe aussi dans les autres pays du Maghreb, comme le Maroc et l’Algérie. Grâce à ce Fellowship, j’ai pu faire des rencontres professionnelles très enrichissantes et j’ai mieux compris le fonctionnement du marché du livre français qui se caractérise par la richesse et la diversité. L’expérience des auteurs d’origine arabe qui vivent et publient directement en français est différente de ceux qui écrivent en arabe. Non seulement les sujets et les thèmes ne sont pas les mêmes, mais aussi les messages véhiculés. J’estime qu’il est normal pour un auteur arabe qui s’est intégré en Europe de répondre aux attentes de ses lecteurs. Finalement, c’est un enrichissement pour la scène littéraire mais j’espère que cette participation au Fellowship portera ses fruits et qu’on verra également de nouveaux auteurs arabes traduits en France pour le bonheur des lecteurs français. La France a une grande tradition dans l’édition et ce Fellowship m’a permis de beaucoup apprendre en tant qu’éditeur et d’envisager des collaborations futures."


 

Propos recueillis par Katja PETROVIC