L’édition d’art en France et aux États-Unis : entre traditions et mutations

Compte rendu

mai 2025

Après les rencontres généralistes organisées en 2023, c'était au tour des éditeurs spécialisés dans le livre illustré de se réunir à New York. Du côté américain, étaient présents des représentants de Princeton University Press, Schiffer Publishing, Tanenbaum Literary Agency et Yale University Press. Côté français, huit éditeurs représentaient plusieurs maisons majeures comme Flammarion, Gallimard, Mango ou Solar. Les échanges ont mis en lumière les différences structurelles des deux marchés. En France, la librairie traditionnelle reste prédominante avec 77 % des ventes selon Charlotte Lassansàa, responsable des droits au Centre Pompidou, tandis qu’aux États-Unis, les ventes en ligne et les distributeurs spécialisés (comme Urban Outfitters ou West Elm) connaissent une forte croissance.

Sharon Gallagher, dirigeante de Artbook | D.A.P., a souligné le rôle d’Amazon, désormais incontournable pour les ventes en ligne aux États-Unis. Autre contraste : la loi française sur le prix unique du livre, protectrice mais inexistante et "politiquement insoutenable" aux États-Unis.



Rendez-vous BtoB


Mark Polizzotti, éditeur au Metropolitan Museum of Art, a expliqué comment l’édition muséale s’est transformée. Les catalogues d’exposition sont devenus de véritables produits commerciaux, souvent davantage vendus en librairie que dans les boutiques des musées. Quant au contenu, les catalogues longs et très académiques laissent place à des ouvrages plus accessibles, à la fois pour les visiteurs d’expositions et les lecteurs grand public. Nicolas Roche, directeur de France Livre, s’interroge alors si l’édition muséale est devenue une édition commerciale comme une autre ? "Il y a clairement un rapprochement sauf que je n’ai pas la diversité de titres qu’offre l’édition généraliste", y répond Marc Polizzotti. 



Un regard transversal, apporté par des intervenants de grande qualité


Autre sujet abordé lors de ces rencontres : la hausse des coûts de production qui complique la planification éditoriale. Marion Girona, responsable des droits aux éditions Fleurus, note que les prix des coéditions sont désormais provisoires et, de son coté, Mark Polizzotti précise que les réimpressions doivent prouver leur rentabilité pour être validées, même en cas de demande. À ces enjeux économiques s’ajoutent les inquiétudes liées à l’intelligence artificielle. Également traducteur, Mark Polizzotti doute de la capacité de l’IA à remplacer la traduction humaine, tandis que Charlotte Lassansàa alerte sur le flou juridique autour des contenus générés par IA. Le Met a d’ailleurs formellement interdit l’utilisation de textes rédigés par IA pour ses publications.


Pour percer à l’international, une stratégie de communication ciblée est essentielle. Sharon Gallagher rappelle que la différence entre deux ouvrages comparables tient souvent à la capacité de l’éditeur à les faire connaître. Face aux bouleversements économiques, technologiques et culturels, les éditeurs d’art des deux pays avancent sur des chemins parallèles. S’ils partagent les mêmes enjeux - viabilité, innovation, rayonnement international - leurs réponses restent influencées par leurs contextes nationaux.




Paroles d’éditrices

 

Mathilde Barrois Fischer, directrice des droits chez Gallimard Loisirs



Mathilde Barrois Fischer


"Je connaissais toutes les maisons représentées, mais pas nécessairement les éditeurs présents. Ces rencontres ont été bénéfiques pour élargir notre réseau et intensifier les échanges avec des partenaires déjà connus. J’ai rencontré quelques éditeurs intéressés par nos livres d’art, mais la majorité de mes échanges ont porté sur nos titres lifestyle. L’un de nos livres de fonds, publié il y a quatre ans et jamais vendu en anglais, a suscité un vif intérêt. Il faisait partie de la sélection transmise à la Villa Albertine, ce qui m’a permis de le remettre en avant auprès de tous. Plusieurs éditeurs ont manifesté un intérêt fort, et je pense pouvoir conclure un contrat prochainement. C’est tout l’intérêt de ce type de rencontres organisées dans des pays où nous croisons rarement tous les éditeurs sur les foires traditionnelles : cela offre l’occasion de revaloriser le fonds et de remettre en circulation des titres ayant parfois quelques années. La table ronde était passionnante, portée par des intervenants de grande qualité. La présence d’Edward Nawotka, journaliste notamment pour Publishers Weekly, a été particulièrement pertinente. Son regard transversal et décalé tranche avec les approches auxquelles nous sommes habitués."



Marion Girona, responsable des droits aux éditions Fleurus



Marion Girona


"J’ai vraiment eu le sentiment que ces échanges ont été des déclencheurs. Cela m’a aussi permis d’approfondir ma connaissance de certains grands groupes, comme Quarto, où les éditeurs peuvent travailler pour plusieurs marques. Les échanges ont été très encourageants, notamment autour de plusieurs collections de coloriages pour adultes à paraître : je suis optimiste quant à la signature d’un contrat d’ici l’été. Plusieurs éditeurs américains ont également montré leur intérêt pour nos titres de loisirs créatifs et d’apprentissage du dessin. Je m’attendais à davantage de retours sur nos titres de cuisine, mais j’ai tout de même eu quelques pistes prometteuses. Ces rencontres m’ont confirmé que le marché américain reste fermé aux ouvrages pratiques non illustrés (santé, bien-être, parenting). Les éditeurs privilégient des auteurs locaux, perçus comme plus légitimes et capables d’assurer la promotion. Le fait d’avoir pu évoquer cette spécificité lors de la table ronde, puis d’en discuter avec les éditeurs, va me permettre d’ajuster ma stratégie en me concentrant davantage sur les livres illustrés, pour lesquels les opportunités sont bien plus nombreuses."



Sarah Larsen, chargée des cessions aux éditions Vigot Maloine



Sarah Larsen

"Ces rencontres ont été particulièrement enrichissantes. Elles m’ont permis à la fois de découvrir de nouvelles maisons compatibles avec notre ligne éditoriale, et de rencontrer les responsables des acquisitions – souvent absents des salons internationaux – de maisons avec lesquelles nous collaborons déjà, mais uniquement en tant qu’acheteurs ou traducteurs, jamais encore comme cédants. Les éditeurs américains ont montré une vraie curiosité pour notre catalogue, avec l’envie manifeste de mieux nous connaître. Les thématiques les plus demandées ont été : l’aquarelle et le dessin pour débutants, le tricot et surtout le crochet – très en vogue aux États-Unis –, les ouvrages autour de la nature (dessin, jardinage, activités manuelles avec matériaux naturels), ainsi que le travail du bois et l’ébénisterie. L’intervention du journaliste de Publisher’s Weekly s’est révélée particulièrement pertinente au regard de notre catalogue. J’ai beaucoup apprécié la précision de ses analyses et la richesse des échanges autour des livres d’art et de pratique."


 

Hélène Clastres, directrice des droits et des coéditions chez Flammarion



Hélène Clastres


"Contrairement à d’autres secteurs éditoriaux, nous réalisons de nombreuses ventes en langue anglaise. Je vois certains éditeurs américains régulièrement, à Francfort ou à Londres. Mon objectif était donc d’élargir encore ma base de contacts. Je suis très satisfaite d’avoir rencontré de nouveaux éditeurs que je n’avais pas identifiés jusqu’à présent – souvent des petites structures ou des imprints très spécifiques au sein de grands groupes, parfois absents des salons depuis la pandémie. Étant donné la diversité de mon catalogue, tous mes rendez-vous ont été fructueux, avec des perspectives de concrétisation à court ou moyen terme. Les éditeurs américains ont unanimement salué notre venue et apprécié ce format d’échange. Les intervenants américains de la table ronde étaient de grande qualité et leur franchise sur le marché américain très enrichissante, et non sans humour ! Les éditeurs américains sont extrêmement lucides et pragmatiques, il était extrêmement intéressant d’entendre Mark Polizzotti du Met sur l’adaptation de leurs productions pour toucher un marché plus large et l’adaptation des outils de gestion par codes couleurs de couverture chez D.A.P. pour toucher les points de vente hors librairies tels que les concepts stores."


 

Propos recueillis par Christine KARAVIAS