Les éditions du Ricochet fêtent leurs 30 ans
BIEF : Natalie Vock-Verley, vous avez étudié les mathématiques, la finance et le droit. Qu'est-ce qui vous a poussée à devenir éditrice et à vous spécialiser dans les livres pour enfants ?
Natalie Vock-Verley
Natalie Vock-Verley : "J’ai toujours aimé la littérature, même en étudiant les mathématiques ou le droit ! Ce goût m’a été transmis par ma maman. Issue d’une famille immigrée de Bulgarie, elle avait appris le français à l’âge de 5 ans et réalisé son rêve de petite fille : enseigner la littérature. En me transmettant son amour des romans mais aussi du théâtre et des arts plastiques, elle m’a permis de baigner toute mon enfance dans la culture et j’admirais beaucoup les artistes. Par la suite, j’ai voulu faire un métier qui me permette de côtoyer des artistes et de les accompagner, c’est ainsi que j’ai découvert le métier d’éditrice. La littérature jeunesse s’est ensuite imposée à moi quand j’ai eu mes enfants (rien de très original !) et que j’ai découvert la puissance du rapport texte-image dans la littérature jeunesse, un espace de créativité que je n’ai pas fini d’explorer !"
BIEF : Pourquoi avoir appelé votre maison Éditions du Ricochet ? À quoi ce nom fait-il référence ?
Natalie Vock-Verley : "Les éditions du Ricochet ont été fondées à Nice, la ville aux plages de galets comme chacun sait. Le nom de Ricochet s’est imposé naturellement à sa fondatrice, Marguerite Tiberti, pour évoquer les interférences qui naissent grâce aux livres et autour des livres. Entre auteurs, illustrateurs, éditeurs, libraires, bibliothécaires, lecteurs… tout est question d’interférences ! Quand j’ai rejoint la maison en 2009, j’ai été séduite par ce nom évocateur de l’enfance et de mon élément naturel préféré : l’eau."
BIEF : Quelles sont les valeurs qui caractérisent les Éditions du Ricochet aujourd’hui ? Comment ont-elles évolué depuis sa création en 1995 ?
Natalie Vock-Verley : "Nous avons toujours été animées par des valeurs humanistes et citoyennes, en offrant aux enfants un accès au langage et à la beauté des illustrations, afin de faire société ensemble. Cette personnalité s’est d’abord exprimée à travers le partage de la culture scientifique, puis par l’ouverture de notre catalogue aux grands sujets de société. En allant dans ce sens, les liens tissés avec tous les acteurs de la chaîne du livre, y compris à l’international, témoignent de notre esprit familial et de notre volonté de faire rayonner les œuvres et les auteurs qui contribuent à l’éveil citoyen des enfants et des adolescents."
BIEF : Les Éditions du Ricochet ont joué un rôle pionnier en se consacrant très tôt à des thèmes tels que le respect de la nature, le féminisme ou la connaissance de soi, expliqués de manière compréhensible et ludique aux enfants. D'où vient cette sensibilité pour les thèmes porteurs d'avenir ?
Natalie Vock-Verley : "En effet, nous nous sommes très tôt intéressées à la compréhension du monde du vivant ou aux thématiques écologiques comme le réchauffement climatique. L’album Chaude la planète, paru en 2011, est toujours une référence, il a été traduit en 9 langues et connaît encore aujourd’hui un grand succès en Chine. Plus récemment, nous nous sommes intéressées à la situation des filles dans le monde avec le roman graphique-documentaire Naître fille. Ces ouvrages naissent de propositions d’auteurs qui, en se saisissant de faits de société, les transposent en fiction pour le jeune public, en y apportant leurs propres ingrédients : humour, émotion, fantaisie… Depuis que j’ai repris la maison d’édition en 2017, j’aime choisir ces thématiques porteuses d’avenir car elles incarnent pour moi l’essence même de l’éducation et de ma responsabilité d’éditrice jeunesse. J’espère, avec nos livres, aider le jeune public à comprendre le monde, contribuer à lui donner confiance, à développer son esprit critique et à grandir en sécurité."
BIEF : Nombreux sont ceux qui déplorent l’omniprésence des écrans rendant les enfants de moins en moins critiques vis-à-vis du monde qui les entoure. Or, vous semblez continuer à avoir confiance en l'intelligence des jeunes lecteurs et en leur capacité de questionnement et d’émerveillement par la lecture. Qu'est-ce qui vous rend si optimiste ?
Natalie Vock-Verley : "Je ne sais pas si je suis optimiste, mais j’ai confiance dans l’intelligence des enfants, ils comprennent beaucoup plus que nous l’imaginons, à condition de trouver les bonnes façons de raconter ou d’illustrer dans nos livres. J’ai aussi confiance en leurs parents et les médiateurs du livre, motivés pour les accompagner vers un monde qui sera meilleur, plus juste et plus respectueux. Nous avons beaucoup de chance, en France, de pouvoir compter sur le réseau des bibliothèques et des associations culturelles, même si le contexte budgétaire m’inquiète beaucoup. Et donc en effet, nos livres et surtout les retours enthousiastes que l’on reçoit des enfants et des familles, me rendent optimiste et me donnent envie de continuer."
BIEF: Un album qui nous a particulièrement impressionné est Vison sans visa sur le sujet des migrants clandestins, paru dans la collection Les Alizés dans laquelle vous publiez de la poésie. Tout y est dit en quelques mots mais la langue n’est pas toujours facile. Quelle est l'importance voire l’atout de la poésie dès le plus jeune âge ?
Natalie Vock-Verley : "Brigitte Vaultier a toujours aimé inventer et donner vie à des personnages haut en sonorités. Après son Flamant flagada ou son Emeu en émoi, Vison sans visa a été un prétexte pour aborder la migration clandestine, avec une pointe d’humour. Associée à l’oralité ou au travail du corps lors de mise en voix et de mise en scène collective, la poésie est une forme jubilatoire et fédératrice pour les enfants, qu’ils soient bons lecteurs ou moins bons lecteurs. Les mots difficiles ne sont pas un obstacle car ils sont perçus dans la continuité d’un rythme sonore. Je regrette que ce genre soit aujourd’hui trop difficile à défendre. Nous ne publions plus de poésie proprement dite, mais l’écriture poétique reste présente dans notre catalogue. Dans nos albums scientifiques par exemple, nous tenons à choisir des auteurs qui ont une belle plume, et qui savent transmettre des contenus avec des textes fluides, évocateurs, rythmés, qui ouvriront au plaisir de la lecture à haute voix."
BIEF : L'un des thèmes clés auxquels vous essayez de sensibiliser les enfants à travers vos livres est le respect de la nature. Quel rôle joue la responsabilité écologique dans la fabrication de vos ouvrages ?
Natalie Vock-Verley : "Nos livres sont tous imprimés en Europe sur des papiers certifiés avec des encres végétales, c’est d’après moi un minimum à respecter. Au-delà de la fabrication, je suis attentive au quotidien à nos impacts écologiques. Nous avons adopté des bonnes pratiques comme la réintégration dans nos stocks des livres renvoyés par les librairies ou la revente des ouvrages défraîchis plutôt que le pilon. Mais surtout, avec dix nouveautés par an, nous faisons de nos ouvrages des objets durables, et les conservons au catalogue de longues années. Nous sommes donc bien loin de la surproduction qui détériore l’impact écologique de la chaîne du livre."
BIEF : En 2024, l’album La Voix de Melba a été récompensé par le prix du Livre vert au salon du livre Faites lire. Destiné aux enfants à partir de 4 ans, il raconte l’histoire d’un ours brun qui remarque les conséquences du changement climatique dans sa forêt. Comment rendre un sujet aussi sérieux accessible aux plus jeunes, sans pour autant susciter la peur ou gâcher le plaisir de la lecture ?
Natalie Vock-Verley : "Pour cet album, nous avons accompagné Morgane de Cadier dans son projet de libérer la parole des enfants autour de l’anxiété écologique, de leur permettre d’exprimer leurs ressentis. Il a fallu construire un scénario à hauteur d’enfants, qui mette en scène l’inquiétude de l’ourse Melba et le déni des autres animaux, puis un ressort dramatique crédible (la chute d’un arbre mort qui fait perdre à certains leurs habitats) pour convoquer l’empathie et la solidarité. Le public a salué l’authenticité et la finesse du récit, la beauté des illustrations. Pour allier le fond et la forme, et grâce à un soutien de la Ville du Mans, nous avons pu imprimer ce livre en France sur un papier recyclé sans produit chimique. Le premier tirage a été épuisé 6 mois après sa parution."
BIEF : Votre catalogue comprend également des ouvrages destinés aux adolescents sur des sujets sensibles comme la sexualité et l’identité – tels Être garçon, la masculinité à contre-courant ; Naître fille. La condition féminine dans le monde ou encore Tout nu ! Le dictionnaire bienveillant de la sexualité. Quel est le message que vous souhaitez transmettre aux adolescents en particulier ?
Natalie Vock-Verley : "Avec ces ouvrages, nous avons créé un nouveau segment dans le catalogue des Éditions du Ricochet, de livres hybrides – entre dictionnaire, roman graphique, bande dessinée, documentaire –, avec chacun sa personnalité. J’ai fait ce choix éditorial pour aborder sans tabou des sujets qui se posent de manière essentielle à l’adolescence : la sexualité, le corps, l’égalité… En combinant une forme narrative et des pages documentaires, je souhaite accompagner les adolescents dans leurs questionnements, les aider à prendre du recul, mais aussi à développer leur conscience qu’ils font partie d’un tout. Entre profondeur et légèreté, ces livres permettent d’évoquer des concepts comme le privilège masculin, la sororité, l’intersectionnalité…"
BIEF : L'indépendance fait également partie des valeurs clés de votre maison. Le mot "ricochet" comprend justement l’idée de rebondir. Tout le monde sait à quel point c’est difficile. Mais vous résistez depuis 30 ans. Comment y parvenez-vous au quotidien et comment voyez-vous l’avenir de votre maison ? Un vœu peut-être ?
Natalie Vock-Verley : "En effet, je considère aujourd’hui l’édition indépendante comme un acte de résistance, un métier de passion et de sueur ! Nous y parvenons avec humilité, motivées par les retours enthousiastes de notre public fidèle qui voit dans Ricochet une maison à part, exigeante, créative, humaine, capable de relever des défis. Notre esprit d’équipe est un moteur fort, ainsi que les liens que nous entretenons avec nos auteurs. Ils adhèrent à l’esprit de la maison avec beaucoup de générosité, nous partageons les mêmes motivations. Cette année, que nous avons intitulée "30 ans de rebondissements", célébrera dès ce printemps leurs créations en librairie et dans le réseau des bibliothèques. Pour l’avenir, mon vœu le plus cher, c’est une longue vie aux Éditions du Ricochet et toujours plus d’ouverture vers de nouvelles thématiques et de nouveaux talents !"
Propos recueillis par Katja Petrovic et Katrin Boethling