Le Seuil : 90 ans d’édition et d’ouverture sur le monde

Portrait et entretien de professionnel

octobre 2025

Dès ses débuts, Le Seuil a su se démarquer par son engagement en faveur d’œuvres novatrices et parfois controversées. Tournée depuis toujours vers l’international, cette maison emblématique dans l’espace éditorial français a publié dans la collection Cadre vert, des romans cultes comme Le Guépard de Giuseppe Tomasi di Lampedusa, Le Baron perché d’Italo Calvino, Cent Ans de solitude de Gabriel García Márquez, ou encore Août quatorze d’Alexandre Soljenitsyne.


France Livre : La fiction étrangère est depuis longtemps dominée par les traductions de l’anglais. Comment parvenez-vous à diversifier votre catalogue avec d’autres langues ?

 

Coralie Piton : "Le Seuil a toujours défendu une littérature ouverte sur le monde. C’est une tradition profondément ancrée dans notre histoire : notre catalogue accueille toutes les langues, comme en témoignent nos prix Nobel Mo Yan, José Saramago ou encore Elfriede Jelinek, dont nous publierons un nouveau livre en 2026. Nos éditeurs ont toujours eu à cœur de faire dialoguer les cultures. Cette exigence reste la nôtre aujourd’hui, avec une forte présence d’auteurs hispanophones et italiens, mais aussi de voix venues d’ailleurs : la Tchèque Zuzana Říhová, l’auteur taïwanais Kevin Chen, ou encore plusieurs auteurs scandinaves publiés dans notre collection Cadre noir. La diversité des langues et des imaginaires demeure pour nous un engagement essentiel : elle nourrit la vitalité littéraire du Seuil et reflète notre conviction qu’aucune grande littérature n’existe sans ouverture."






 

France Livre : La collection Cadre vert a également mis en avant plusieurs lauréats du prix Nobel et de nombreux prix Médicis et Femina étrangers, comme J.M. Coetzee, David Grossman ou Antonio Muñoz Molina. Comment garantissez-vous la visibilité de vos auteurs étrangers dans un contexte peu propice aux traductions ?

 

Coralie Piton : "Il est vrai que le marché reste difficile, mais nous refusons la "prophétie négative" qui pèse parfois sur la littérature étrangère, comme le dit Bénédicte Lombardo, qui dirige le département au Seuil. Le succès mondial de Là où chantent les écrevisses de Delia Owens, qu'elle a repéré et publié il y a quelques années, a démontré qu’un roman traduit pouvait toucher un public très large. Et cela se vérifie encore en cette rentrée littéraire avec le nouveau roman d’Antonio Muñoz Molina et la découverte d'Adam Rapp et son roman À la table des loups. Notre force réside dans un travail collectif et constant : faire circuler les textes en amont auprès de nos réseaux, entretenir des liens étroits avec les libraires, mobiliser la presse et nos communautés sur les réseaux sociaux, tout en associant activement l’auteur quand cela est possible. Chaque publication est pensée comme un véritable lancement, à la rentrée littéraire comme tout au long de l’année. Cette visibilité repose sur une conviction partagée : la littérature étrangère élargit nos horizons, et c’est ce souffle que nous voulons transmettre à nos lecteurs."




 



France Livre : Le Seuil a également contribué à la renommée d’écrivains français et francophones à l’international, tels que Georges Perec, Philippe Sollers, Elie Wiesel, Erik Orsenna, Agota Kristof, Tahar Ben Jelloun, sans oublier Édouard Louis, Alain Mabanckou, Chloé Delaume ou Julia Deck, plus récemment. Dans un climat où les éditeurs privilégient les auteurs nationaux, comment parvenez-vous à commercialiser vos droits ? 


Ariane Foubert-Guillon : "Comme vous le rappelez, depuis plus de 90 ans, les Éditions du Seuil occupent une place essentielle dans le paysage littéraire et culturel français. Elles sont reconnues à la fois pour le rayonnement majeur qu’elles ont apporté aux sciences humaines et aux documents – avec un ensemble d’auteurs de tout premier plan, mondialement connus – et pour leur catalogue de littérature française et étrangère, distingué à de nombreuses reprises par des prix prestigieux. La littérature française et francophone bénéficie d’une très belle image à l’étranger. Avec mon équipe, nous travaillons à susciter l’intérêt et le désir autour de nos auteurs et de leurs œuvres. Chaque texte est singulier, chaque voix est unique : notre rôle consiste à identifier comment et auprès de quels éditeurs les défendre, afin qu’ils trouvent leur place et rencontrent des lecteurs dans le monde entier. Face à la contraction des marchés et à la prudence accrue de nos partenaires, nous devons plus que jamais affirmer notre expertise, connaître en profondeur les particularités de chaque territoire et de chaque segment éditorial. C’est un travail d’orfèvre : un accompagnement sur mesure, pensé très en amont de la parution, en étroite collaboration avec les éditeurs et bien sûr les auteurs eux-mêmes."

 

France Livre : Avez-vous établi des partenariats privilégiés avec certaines maisons d’édition étrangères ?


Coralie Piton et Ariane Foubert-Guillon : "Oui, nous entretenons des relations historiques et solides avec de nombreux éditeurs à travers le monde. Toutes les maisons les plus emblématiques de chaque pays, des grands noms aux petits éditeurs spécialisés, en passant par les presses universitaires américaines, font confiance au Seuil depuis des décennies pour la qualité et la cohérence de son catalogue. Ces partenariats s’inscrivent dans une relation de long terme fondée sur la fidélité, la curiosité et le dialogue autour des textes."


France Livre : En réponse aux évolutions du marché, les Éditions du Seuil diversifient leur offre, s’ouvrant à des genres populaires tels que la romance, l’espionnage et la fantasy. Bien que dominée par des auteurs anglo-saxons, la collection Verso, lancée l’année dernière, inclut également des écrivains français comme Isabelle Duquesnoy. Cette littérature trouve-t-elle un écho à l’étranger ?


Ariane Foubert-Guillon : "Absolument. L’exemple de Sécher tes larmes de Meï Lepage, à paraître en janvier chez Verso, en témoigne : dès avant la foire de Francfort, il a créé l’événement. C’est une aventure comme nous, chargées et chargés de droits étrangers, les aimons ! Deux semaines avant la foire, Glenn Tavennec, qui dirige le label Verso au Seuil, nous parle de ce livre. Son enthousiasme est contagieux et se propage aussitôt, dans l’équipe comme auprès de tous les scouts mobilisés, qui rédigent des rapports de lecture dithyrambiques pour le recommander à leurs clients. Les pre-empts arrivent alors de la part d’éditeurs prestigieux en Espagne, en Italie et aux Pays-Bas. Pendant la foire, nous recevons de nouvelles offres, notamment d’Europe de l’Est. Sécher tes larmes devient notre hot title, et plusieurs autres cessions seront finalisées avant même sa parution. Autre exemple : les droits du premier volume de la formidable série d’Isabelle Duquesnoy, Le Château des soupirs ont déjà été cédés dans plusieurs pays. Le deuxième tome vient de paraître et suscite le même enthousiasme. Ces succès confirment qu’un roman populaire, s’il est ambitieux et incarné, peut séduire au-delà des frontières. C’est la promesse du label Verso : allier exigence littéraire et plaisir de lecture.




 



France Livre : Qu’attendent aujourd’hui les éditeurs étrangers du Seuil ?


Coralie Piton : "Ils attendent une maison engagée, fidèle à sa vocation intellectuelle et littéraire. Le Seuil reste un acteur majeur du débat d’idées et de la création contemporaine. Nos partenaires à l’étranger reconnaissent notre rôle : celui d’un éditeur progressiste, humaniste, porteur d’une culture moderne et plurielle, qui met la littérature et la pensée au service du dialogue entre les peuples et du respect des libertés."

 

France Livre : Abordons également les sciences humaines et sociales, un autre pilier de la maison, avec des collections emblématiques telles que Champ Freudien, fondée par Jacques Lacan, ou Tel Quel , dirigée par Philippe Sollers. Aujourd’hui encore, Le Seuil se positionne à l’avant-garde de ces disciplines, soutenu par des auteurs tels que la philosophe féministe Camille Froidevaux-Metterie, le philosophe Pierre Charbonnier sur la question écologique, ainsi que l’économiste Thomas Piketty, dont Le Capital au XXIe siècle a dépassé les 2,5 millions d’exemplaires vendus dans le monde. Dans quelle mesure les intellectuels français sont-ils recherchés sur la scène internationale ?


Ariane Foubert-Guillon : "Le Seuil est une maison de référence mondiale sur ce segment des sciences humaines et sociales. Les auteurs que vous citez, et d’autres comme Pierre Rosanvallon, Ivan Jablonka, Patrick Boucheron, Élisabeth Roudinesco, Edgar Morin, Gabriel Zucman, Jean-Baptiste Fressoz, Gisèle Sapiro ou encore Asma Mhalla, incarnent cette vitalité intellectuelle française, ouverte et engagée. Ils sont les symboles du rayonnement de nos idées. La demande est très forte, et chaque nouvelle parution est un véritable événement."




 



France Livre : Quels sont vos auteurs qui rencontrent le plus de succès à l’étranger ? Et à l’inverse, de quelles langues traduisez-vous les sciences humaines et sociales au Seuil ?


Coralie Piton : "Indépendamment des auteurs contemporains que nous venons d’évoquer, Le Seuil demeure l’éditeur des plus grands penseurs français du XXe siècle : Roland Barthes, Jacques Lacan, Pierre Bourdieu, Jacques Derrida, Paul Ricœur, Claude Levi-Strauss, Françoise Dolto pour ne citer qu’eux. Leurs œuvres continuent d’être traduites dans le monde entier. Nous traduisons également des penseurs étrangers majeurs – anglo-saxons bien sûr, mais aussi italiens, allemands, néerlandais ou japonais – afin de faire dialoguer les perspectives et nourrir la réflexion intellectuelle internationale."

 

France Livre : Quels sont les principaux pays acheteurs de droits en sciences humaines et sociales, et comment percevez-vous cette dynamique ?


Ariane Foubert-Guillon : "Les pays les plus engagés dans ces échanges sont nos voisins européens – l’Italie, l’Espagne, l’Allemagne, le Royaume-Uni, les Pays-Bas – mais aussi les États-Unis, la Corée et le Japon, où la pensée française suscite un intérêt constant. N’omettons pas le Brésil, l’Argentine et le Mexique, marchés particulièrement dynamiques sur ces segments. Nous observons, ces dernières années, une baisse notable des cessions vers la Chine, mais parallèlement, une forte progression de la demande en Turquie et dans plusieurs pays arabophones, notamment en Égypte. Ces évolutions témoignent de la vitalité des échanges intellectuels et de l’émergence de nouveaux pôles de réflexion."




 



France Livre : Enfin, de manière générale, quelles stratégies mettez-vous en place pour développer votre activité internationale, et comment envisagez-vous l’avenir de cette dimension au sein de votre maison d’édition ?

 

Coralie Piton et Ariane Foubert-Guillon : "Dans un contexte de contraction du marché des cessions de droits, l’échange est plus que jamais au cœur de notre stratégie. Les grandes foires – Londres, Francfort, mais aussi le Paris Book Market, devenu un rendez-vous incontournable – sont des moments décisifs pour nourrir ce dialogue. Nous multiplions les rencontres, les échanges directs, les lectures croisées. Comprendre les attentes de nos partenaires, anticiper les tendances, créer la confiance et imaginer la meilleure résonnance pour chaque livre, au service des auteurs : c’est tout cela qui nous anime et nous oblige. Nous tenons également à saluer l’action de France Livre et des attachés du livre des Instituts français, dont le soutien est précieux. L’avenir de notre activité internationale repose sur la circulation des idées, des récits et des émotions – et c’est précisément la mission du Seuil depuis sa création."

 


Propos recueillis par Katja PETROVIC