Édition jeunesse et BD : dynamiques et enjeux entre France, Flandre et Pays-Bas
Un simple regard aux tables de la librairie Scheltema, où les éditeurs français ont été accueillis, révèle l’un des défis majeurs pour l’édition néerlandaise : la prédominance croissante des livres en langue anglaise qui bouleverse l’équilibre du marché local. En 2024, plus de 20 % des ventes de livres se sont faits en anglais (contre 14 % en 2020), avec une forte progression du segment Young Adult et, de plus en plus, de non-fiction. Certaines biographies de personnalités politiques américaines figurent même parmi les best-sellers. Aujourd’hui, près d’un tiers des Néerlandais lisent au moins un livre en anglais par an. Pour la fiction, un roman sur deux est directement vendu en anglais, selon les données du KVB Boekwerk et de Nielsen IQ GfK.
Visite à la Librairie Scheltema à Amsterdam
Préserver la langue néerlandaise, un défi culturel
Ce phénomène s'explique en partie par la présence accrue de professionnels anglophones aux Pays-Bas. Mais il soulève aussi une préoccupation culturelle : "Nous voulons continuer à publier en néerlandais pour préserver notre culture et soutenir nos auteurs", souligne Joris De Bruin, analyste à la Stichting CPNB, l’organisme de promotion du livre néerlandais. Adrienne Hak, directrice des éditions Rubinstein (jeunesse et audio), partage ce constat :
Nous perdons notre langue. Nous sommes très mauvais pour la protéger. Les ventes de livres jeunesse en anglais ont triplé depuis 2019.
Le marché néerlandais du livre a atteint 690 millions d’euros en 2024, contre 480 millions en 2014, malgré l’augmentation des coûts de production et d’une TVA passée de 6 % à 9 %. Le volume annuel de livres vendus reste stable autour de 43 millions, mais cette stabilité repose davantage sur les importations de livres en anglais (du Royaume-Uni et des États-Unis), alors que les ventes en néerlandais ont reculé de 17 % depuis 2012.
Joris de Bruin présente le marché du livre néerlandais
Outre l’impact de l’anglais, les écrans représentent une autre menace pour la lecture jeunesse. Aux Pays-Bas, 68 % des enfants de 7 ans lisent encore pour le plaisir, contre 35 % à 12 ans, les garçons étant les plus concernés par cette diminution en raison de la concurrence des jeux vidéo. Pourtant, le secteur jeunesse progresse (+8 % depuis 2019) et les prêts en bibliothèque ont doublé.
Les thèmes phares sont l’écologie, l’inclusion, l’humour et la fantasy. La littérature jeunesse représente aujourd’hui 27 % du marché, juste derrière la non-fiction, alors que la fiction, en tête avec 42 %, a connu un recul de 12 % entre 2021 et 2024. Le segment jeunesse est le seul en croissance (+7 %). À l’international, des auteurs flamands tels qu’Annie M.G. Schmidt (Minoes), Tonke Dragt (Lettre pour le roi) ou Dick Bruna (Miffy) confirment leur succès.
"Les relations entre la France, les Pays-Bas et la Flandre sont fortes, les échanges dynamiques, et les cessions de droits nombreuses", rappelle Nicolas Roche, directeur de France Livre : En 2024, 586 contrats ont été signés aux Pays-Bas, dont 34 en jeunesse et 314 en BD, même si l’espace consacré à la bande dessinée en librairie reste limité.
Flanders Literature : un appui pour les éditeurs étrangers
Pour identifier les titres disponibles sur le marché néerlandophone belge, les éditeurs français sont invités à consulter le site de Flanders Literature, qui facilite les connexions avec les auteurs flamands. Lien Devos, responsable des subventions en jeunesse et BD, précise que l’organisme propose une sélection par genre, selon les droits disponibles, et accompagne les éditeurs dans le choix de traducteurs. Des aides à la traduction sont proposées jusqu’à 70 % des coûts, avec un maximum de 8 000 €, et un bonus de 250 € si le nom du traducteur figure sur la couverture.
Lien Devos: "J'ai plein de choses à vous offrir !"
"Le marché flamand est modeste, il faut être créatif pour être visible", explique Niels Famaey du Groep Algemene Uitgevers (GAU), l’association des éditeurs flamands en Belgique. En 2024, 13,4 millions de livres y ont été vendus (-2,3 %), pour un chiffre d’affaires de 42 millions d’euros. La jeunesse représente un quart des ventes. Le Young Adult, majoritairement traduit, est lu à plus de 35 % directement en anglais.
L’édition flamande se distingue par sa spécialisation en non-fiction jeunesse, par ses illustrations de qualité et par des thématiques fortes : diversité, développement personnel, écologie, humour. La bande dessinée flamande, bien que dominée par ses classiques (Jommeke, Suske en Wiske, Kiekeboes), reste en déclin. Elle cherche un second souffle à travers le numérique, via Spotify BD ou Strips.be.
Katja PETROVIC
Paroles d’éditrices
Fabiana Angelini, responsable des droits chez Casterman
Fabiana Angelini
"Les différentes présentations des marchés étaient très intéressantes, notamment celle des aides à la traduction. Les marchés néerlandais et flamand ne sont pas faciles, mais je me suis rendue compte qu’il y a quand même des opportunités de ventes, notamment dans le secteur Young Adult, où nous pouvons proposer des titres originaux que l’on ne trouve pas sur le marché anglophone. Les visites en librairie m’ont permis de découvrir l’offre et le style graphique. Le goût est assez différent de notre charte graphique franco-belge, mais on arrive malgré tout à faire quelques belles ventes."
Elly Simoens, éditrice aux éditions De Eenhoorn, Flandre
Elly Simoens
"De Eenhoorn est une maison flamande indépendante de taille moyenne, fondée il y a 45 ans. Nous publions en néerlandais, notamment de la jeunesse et des livres illustrés pour adultes, 40 titres par an, dont environ 5 traduits du français. L’humour français me plaît beaucoup, de même le côté poétique et philosophique des histoires. J’ai participé à ces rencontres pour mieux comprendre comment est structuré le marché français. J’ai été séduite par le grand concours de lecture à voix haute par les élèves et j’aimerais l’importer en Belgique. Il faut des solutions de plus en plus créatives pour mettre en avant le livre, notamment sur un petit marché !"
Séverine Aupert, responsable des droits Groupe Delcourt
Séverine Aupert
"Le marché historique de la BD franco-belge est devenu difficile. Trop d’éditeurs se partagent un petit marché divisé entre le versant flamand (2/3 de la production) et le néerlandophone, plus vaste mais sans réelle culture BD. Deux pays, deux cultures, une langue de traduction et plusieurs circuits de distribution compliquent encore la donne (il existe 3 librairies spécialisées en BD à Amsterdam et 25 dans tout le pays). Il y a peu de représentants spécialisés, une surproduction, des contrats nombreux mais plus petits, des enchères qui font monter les prix alors que les ventes ne suivent pas. Pourtant, il y a une vivacité, et le lectorat reste passionné. Je vois un mouvement global en faveur du roman graphique qui émerge pour traiter de sujets difficiles par l’image – je ne sais pas pourquoi les néerlandophones y échapperaient, d’autant plus s’ils lisent moins : l’image est de plus en plus intéressante. Je suis venue à Amsterdam pour mettre en avant notre ligne jeunesse, qui est plus récente, mais je vois qu’il y a clairement un intérêt de la part des maisons généralistes pour la BD. Il y a une parenté entre la BD et la jeunesse."
Kristen van Aert, De Harmonie, Pays-Bas
Rendez-vous BtoB à la bibliothèque publique d'Amsterdam
"De Harmonie est un petit éditeur indépendant, fondé il y a 50 ans et basé à Amsterdam. Nous publions de la jeunesse, de la BD et de la fiction en néerlandais. Nous traduisons beaucoup et de nombreuses langues. La plupart de nos titres français sont des livres jeunesse (Joëlle Jolivet par exemple). Mais même si la production française est assez différente de la nôtre, nos marchés doivent se battre avec les mêmes problèmes, notamment les jeunes qui lisent de moins en moins. La moitié des responsables de droits français que j’ai rencontrés ici m’étaient inconnus ; mais je connais les autres par Francfort et Bologne. Plusieurs titres me semblent intéressants. Nos goûts au niveau du graphisme ne sont pas les mêmes, mais cela vaut également pour le marché espagnol ou italien – ce n’est pas une spécificité française. Donc je continue à chercher des titres français, et j’ai prévu de venir au Paris Book Market en 2026."
Propos recueillis par Katja PETROVIC